quelle est ta routine artistique ? comment gères-tu l'échec ? quel est ton rapport à la création?
Paris,
03.2019
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« Je pars de choses que je vois, ou d’un mot. Quand je me promène ou, tu sais, quand tu prends le train, tu vois défiler les paysages, je fais des petits croquis et ça part souvent de là, d’une image qui reste marquée, d’un chemin, des arbres, des petites sensations, qui me rappellent mon enfance ou la campagne. Et du coup bah voilà, ça part de là. Après, tu fais ton petit croquis, pour regrouper toutes les idées que tu as en tête pour voir si c’est jouable, et puis après tu te lances. Et là, il y a une partie d’imagination aussi, qui fait que quand tu maîtrises la qualité de ton papier, ton outil, tu peux commencer en même temps à rêver et, du coup, je rentre vraiment dans le livre, en me disant « ah oui mais là, dans ce paysage, j’ai envie qu’il y ait ça, cette atmosphère, j’ai envie de raconter cette histoire, avec mon petit vélo, je le pose dans un coin, … »
Après ça continue, mon idée. Ça part d’une petite base, et après hop! tu pars dans le sujet. Je suis vraiment complètement dans le livre. J’oublie tout ce qu’il y a autour, et tu rentres et tu rentres et tu rentres dans les pages les unes après les autres, tu mets ton volume.
J’ai la base mais après, ça voyage tout seul !
Il y a des fois où on rate. Il faut se dire que c’est une étape de rater. Ça veut dire que tu n’as pas assez malaxé ton sujet. Normalement, tu vas y arriver, tu vas trouver un chemin, sauf que tu ne sais pas où il est et, sur le coup, tu es déçu.e, il faut retravailler encore. Puis après tu te dis que, de toute façon, il va falloir trouver la solution si tu as envie de mener à bien le projet au bout et je VEUX mener à bien le projet. Je ne sais pas comment encore et c’est là où il faut cheminer.
Les livres, c’est pas pareil. À la limite tu peux laisser reposer. Quand c’est un projet "qu'à moi", j’ai le temps de laisser reposer. Il y en a un que j’ai fait il y a un an et demi. Et je tournicote autour et je me dis que « bon sang, je l’ai pas cette solution ! » C’est peut-être pas compliqué, mais je l’ai pas. Alors je laisse reposer. Tu sais que tu y reviendras ou que tu n'y reviendras pas, mais de toute façon, c’est une étape.
On est tous différents. Après, c’est peut-être aussi le fait de faire beaucoup. Moi, c’est mon métier à plein temps donc je fais vraiment attention à la cohérence du travail et des choses qui s’emboîtent les unes avec les autres. Mais j’ai besoin de faire évoluer le travail à un moment donné parce que sinon, à un moment, je m’ennuie. Forcément, il faut quand même que ce que tu proposes tu en sois fière. Tu oses le montrer et le défendre, même si tu sais qu’il y a des choses que tu pourrais modifier. Eh bah, tu modifieras sur le prochain ! Celui-ci, à ce moment, au point T, tu es capable de faire ÇA : moi je suis capable de faire ça, pas mieux.
En général, les livres que je présente, même si je me dis « oh j’aurais pu rajouter un petit truc », eh bah ce ne sera pas ce livre-là, c’est une étape, ce sera le livre d’après. J’essaierai de pousser un peu plus loin. Mais il faut quand même que tu sois fière de l’objet que tu montres. C’est pareil pour les peintures. Une peinture, quand je trouve qu’il y a un truc qui ne me plaît pas, je ne peux pas la montrer, tu ne peux pas la défendre parce que tu as l’impression effectivement de ne voir que les défauts. Donc bah, tant pis, tu ne la présentes pas, tu la présenteras plus tard. Mais c’est une étape. De toute façon, la vie c’est qu’une étape de choses, on ne les réussit pas toutes, c’est comme les rencontres, bon bah voilà il faut accepter qu’elles ne soient pas toutes nickel.
Moi je suis artiste. Je dis artiste et après je précise que je suis peintre et artiste du livre. Mais "artiste du livre" ça ne veut pas dire grand chose. Je dit « je suis artiste », après je précise peintre, parce que là on comprend, on évacue tout de suite. Et quand tu parles du livre, là ça devient plus compliqué pour les gens. Du coup, c’est là que je dois préciser un peu plus mon travail pour que les gens comprennent, ou éventuellement montrer quelques images. Mais je me présente comme ça : je suis artiste.
Quand tu es dedans à plein temps depuis une quinzaine d’années et qu’on te demande, les premières fois tu te dis « ah merde j’ose pas, mais en fait, je suis artiste ». De toute façon : tu crées, tu pars de rien, tu es artiste. Faut pas se mentir. Parce que c’est sympa aussi de le dire, de clamer « on est artiste ». Dans cette société, moi j’ai choisi ça. C’est pas évident, dans notre monde complètement fou.
C’est moi. De toute façon, c’est moi. J’ai fait d’autres choses avant mais maintenant NON. Bah voilà, je suis comme ça. Et puis...c’est pas honteux d’être artiste ! Mais c’est vrai qu’il faut un petit temps. A force qu’on te bombarde de « tu fais quoi ? »... Au début tu dis que tu fais un peu de peinture…
Mais, regarde dans la société, on connait à peine le nom du ministre de la culture. Elle est montrée où la culture ? Il est où l’élan créatif ? Bah non, chacun dans notre coin, isolé, mais ça ne compte pas la culture, on s’en fout. On n’est pas dans une société où on a envie de valoriser la culture. Il faut gagner de l’argent !
Pourtant, la culture c’est tellement enrichissant. On a des contacts, des collaborations, ça crée une espèce de synergie.
Il faut suivre ta personnalité. Alors de temps en temps tu peux faire un écart, c’est pas grave. Le chemin, on ne le connaît pas. On avance, on voit un petit chemin au fond, on se dit que c’est sympa par là-bas, on y va et puis finalement, non, c’est trop loin. Tu reviens, on prend des chemins, on essaie des trucs. On nous l’a pas donné la feuille de route, on ne la connaît pas. Bon bah on y va. On essaie de ne pas se faire de mal.
Regarde les artistes ! Ils sont épanouis quand ils ont 80 ans, on leur fait de super expos. Je pense à Sheila Hicks. Elle fait de super trucs en tissu, des morceaux de laine comme ça, qu’elle fait tomber, un peu comme des piliers de cathédrales. Elle a eu une super exposition à Beaubourg l’an passé. Elle a 83 ans la dame ! Le parcours, il est long. C’est long de se constituer.
Du tissage, du macramé, de la gravure, faut essayer tout ça. De toute façon, rien que tes choix de départ dépendent de ta personnalité, tu vas vers des choses que tu aimes. Tu as tout le temps. C’est bien d’essayer. Regarde : moi j’ai peinture et papier découpé livre. C’est vraiment complètement à l’opposé. J’ai besoin des deux : à force de découper, tu es vidée, à force d’être avec du blanc, moi qui aime la couleur, du coup tu fais une autre gestuelle, ton cerveau travaille autrement, ton regard va voir autrement, et ça me nourrit. Peut-être qu’à un moment donné, je serais obligée de choisir. Peut-être que ça va s’imposer tout seul parce que toutes les bibliothèques auront acquis des livres découpés mais, pour l’instant, j’ai besoin des deux machines. J’essaie de faire tourner les deux comme je peux. Et qui va m’obliger ? Bon sang ! J’ai choisi d’être artiste ! Qui va m’obliger à en abandonner une alors que j’ai choisi d’être artiste ?
On ne va pas rester qu’avec notre tout petit truc toute notre vie. C’est trop triste ! On a 100 000 trucs à apprendre, à découvrir, c’est trop bien ! Et tout ça, ça va faire une oeuvre. Mais il faut des années, 20 ans de recul. Regarde moi : j’ai fait du dessin-animé, jamais j’aurais pu imaginer que j’allais faire du livre découpé. Mais quand tu te retournes tu te dis « ah ouais, c’est parce que j’ai fait ça que…c’est marrant, tiens! »
Il y a le gros projet et dedans tu vas mettre d’autres ingrédients, c’est ça qui est palpitant. Y’a pas besoin d’écrire la grosse histoire dès le début. C’est à la fin qu’elle est écrite. On a bien le droit de se perdre sur des chemins.
Tu es tombée dans la marmite, c’est ton identité. Au moins tu as ça ! Imagine ceux qui n’ont pas ce besoin de créer. Quand tu vas pointer le matin ou je sais pas…Que tu n’as pas cette petite étincelle au fond, ça doit être difficile quand même. Ou tu ne penses qu’à acheter le dernier téléviseur, le dernier iPhone ou je sais pas quoi. Mon dieu quand même ! Tu es vraiment dans ce qu’on attend de l’être humain dans notre société. Tu travailles, tu consommes, tu meurs. Voilà. Et ça, ça fait tourner la société capitaliste. Et puis, il y a les autres à côté, nous, les troublions, et je trouve que c’est bien d’avoir cette étincelle. Même si, franchement, ça fait du mal parce qu’on est plutôt à vif.
Et même si j’arrêtais dans 10 ans : pas de regrets. Au moins, j’ai poussé le truc jusqu’au bout. C’est comme quelqu’un qui écrit toujours le même livre. Peut-être qu’on est une personne d’une toile ou de 50 livres, on ne sait pas ça. Mais y’a pas de regret, puisqu’on l’a fait.
Voilà, tant qu’il y a des choses à dire, tant qu’il y a des choses qui m’interpellent, j’y vais. Après, effectivement, c’est les finances qui te tombent dessus. C’est hyper compliqué comme question. Après, heureusement, quand on prend de la distance avec la société, on comprend bien que ce n’est pas le dernier iPhone qui va nous rendre heureux. Ça va être le dernier papier sorti par je-sais-pas-qui. Et tout ce qu’on gagne finalement, c’est pour le réinvestir dans du matos puisque c’est ça qui nous rend heureux. On s’en fiche d’avoir la dernière collection de je-sais-pas-qui, on s’en fiche des bijoux, etc. Heureusement qu’on a cette distance-là parce que sinon on ne pourrait pas supporter. C’est déjà pas toujours facile non plus. Comme l’art n’est pas mis en valeur, comme on ne dit pas aux gens « regardez cet objet ça va vous faire du bien, regardez cette toile, cette sculpture, ça apaise, ça fait poser telle question. » Comme on n’est pas dans cette recherche-là, on est vraiment que sur la consommation, les derniers produits… Mais non, tant qu’il y a des trucs à dire moi je suis hyper ravie d’être ici.
Il y a des livres que j’ai faits, je les adore, et finalement les gens passent devant et ne les voient pas. Je me dis mince ! Moi ça me provoque un tel bonheur. Mais ça tu peux pas savoir. C’est là qu’il y a tout un jeu : tu ne peux pas savoir ce qui va toucher les gens.
Découper des livres, c’est long ! Peut-être qu’en peinture on peut avoir tendance à penser « tiens les gens ils aiment ça ou ça ». Mais franchement, ça t’emmerde de faire toujours les mêmes trucs ! Y’en a qui le font. Mais si tu veux être un peu honnête avec toi…c’est moi qui m’intéresse ! Après les gens ils aiment ou ils aiment pas. Là, j’ai moins envie de faire des livres découpés, j’ai plus envie d’être dans la matière, dans la création du papier même. Et là effectivement, les gens prennent plus de distance. Y’a moins cet élan du coeur, cet enthousiasme qu’il y a avec le papier découpé, parce que techniquement ils ne comprennent pas, ça leur en met plein la vue. Sauf que moi j’ai déjà dit beaucoup de choses autour du papier découpé, il faut que je trouve un autre chemin. Je sais pas où il est, j’ai pas encore trouvé, mais par contre la matière ça m’intéresse.
Tu vois, tout ça c’est mouvant. C’est comme ceux qui aiment la peinture, ils ne s’intéressent pas du tout aux livres, et ceux aux livres, pas du tout à la peinture. Faut pas essayer de s’accaparer les gens.
Y’a des choses qui vont tourner, peut-être que ça sortira jamais. C’est pas grave, ce sera pour un autre projet plus tard. Tu ne sais pas comment les choses sont liées les unes aux autres. C’est plus tard que finalement tu te retournes et tu te dis « ah oui c’est vrai, j’avais fait ça et ça, c’était pour arriver là. »
Les échanges avec les gens, de qualité, les gens ne te disent pas « oui c’est beau » juste pour te dire « oui c’est beau », ça touche quelque chose chez eux donc tu es exactement dans ce que tu as envie de vivre, t’es pile à ta place.
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On peut rater et on peut recommencer, c’est pas grave ! Si on réussissait tout…ce serait chiant !
On n’est pas censé aller dans la création. On est censé avoir un travail qui rapporte de l’argent, qui te fait consommer, c’est pour ça qu’on a un boulot fou à faire ! C’est pour ça qu’il faut qu’on reste avec le couteau entre les dents et qu’on dise que « nous, on veut autre chose ! ». Nous, la vie, on la veut autrement et effectivement, tous les écrivains, ils ont raté avant de réussir. Ou les peintres ! Van Gogh se vend des millions aujourd’hui mais à l’époque...il ne vendait aucune toile ! Le monde est bizarrement fait. Mais nous on continue quand même, on a de l’énergie et notre bonheur il est là.
Toi tu as besoin de suivre ce fil et de broder ta vie.
Brode ta vie ! Et celle des autres. Et c’est ton grand œuvre. »